Cette mafia géorgienne qui pille la France
Trente-quatre « Voleurs dans la loi » sont jugés à Nancy. Plongée dans une organisation codée et ritualisée à l’extrême.
L’homme qui comparaît devant le tribunal de Nancy (Meurthe-et-Moselle) à partir du 4 juin est une légende : Kakhaber Shushanashvili, 46 ans, serait l’un des chefs d’un redoutable gang criminel venu du Caucase, les Vory v zakone, ou « Voleurs dans la loi ». Condamné à quinze ans de prison en Espagne l’an dernier, le Géorgien a été extradé vers la France, qui le soupçonne d’avoir commandité l’assassinat de l’un de ses compatriotes à Marseille, en 2010. Détenu à la prison des Baumettes, il est placé sous haute surveillance et cantonné à l’isolement 23 heures sur 24. « On le traite comme un monstre! » s’insurge son avocat, Silvio Rossi-Arnaud. Voilà dix jours, « Kakha » a été extrait de sa cellule phocéenne. Direction la Lorraine, où il est accusé de recel de vol en bande organisée et d’association de malfaiteurs.
Mythes et codes
Kakhaber Shushanashvili affronte les juges nancéiens en bonne compagnie. Ils sont trente-quatre dans le box vitré du tribunal, dont quatre femmes. Des Géorgiens pour la plupart, mais aussi quelques Azerbaïdjanais et Arméniens, tous membres du puissant clan de Tbilissi sur lequel règnent « Kakha » et son frère Lasha. Ce réseau de voleurs et de receleurs sévissait entre l’Alsace, la région parisienne, la côte atlantique, l’Allemagne, les Pays-Bas et la Suisse. Parmi eux figurent, outre Kakhaber, trois autres « boss » des Voleurs dans la loi: Zaza Elikashvili, Georgyi Elerdzhiya et Bidzina Bakuridze.
C’est dans les geôles soviétiques que la confrérie des Vory v zakone a forgé son mythe et ses codes. Ses membres s’engagent à ne jamais travailler, à ne pas coopérer avec la justice, à ne pas s’enrichir et à ne pas fonder de famille. En théorie du moins. Dans leur monde, les tatouages tiennent lieu de serment: une croix sur l’annulaire, pour dire « Je suis né voleur »; une rose des vents sur les genoux, signe du refus de la soumission face à l’autorité; un couteau sur l’avant-bras, promesse de représailles contre les responsables d’une éventuelle incarcération; une étoile à huit branches, marque des voleurs de haut rang et synonyme de rejet de toute coopération avec la police et le personnel pénitentiaire.
« Pourquoi on vit si on ne vole pas? »
Les Voleurs dans la loi obéissent à une organisation quasi militaire: les hommes couronnés « vor » par leurs pairs donnent leurs ordres aux « smotryachi », les responsables régionaux, qui surveillent le travail des « chestiorki », les « pions », ces sans grade chargés d’amasser le butin à coup de larcins et de cambriolages. Depuis le milieu des années 2000, ils mettent en coupe réglée l’Europe de l’Ouest, avec net penchant pour la Grèce, l’Espagne, l’Italie et la France.
L’enquête menée par les gendarmes de l’Office central de lutte contre la délinquance itinérante, avec les policiers de la Sûreté départementale du Bas-Rhin, offre une plongée saisissante dans ce drôle d’univers. La vie des petits soldats du réseau ne fait pas rêver: presque tous toxicomanes, ils végètent officiellement grâce aux aides sociales et à quelques boulots au noir. Souvent munis de faux papiers lituaniens, ils bénéficient parfois d’un titre de séjour pour raisons médicales. Voler est leur métier. Eux disent « courir » ou à « aller aux courses ». « Pourquoi on vit si on ne vole pas? » s’interroge l’un d’eux sur une écoute. L’un de ses comparses se plaint même de ne pas avoir le temps d’effectuer des démarches administratives. Moyennant quoi, depuis cinq ans qu’il est en France, il ne touche toujours pas d’allocation. « Ils vivent chichement ici, mais transfèrent leur argent vers la Géorgie », pointe un bon connaisseur du dossier.
Les rois du vol à l’étalage
Les « chestiorki » sont multicartes. Ils dévalisent les particuliers, comme les boutiques de centre-ville ou les supermarchés, et dérobent tout ce qui leur tombe sous la main, des Kärcher aux bouteilles d’alcool et aux vélos. Chez Davit Irmaschvili, interpellé le 1er juin 2015 comme la plupart de ses complices, les enquêteurs ont découvert plusieurs valises bourrées d’objets encore dans leurs emballages: sacs à main, bijoux, montres, lunettes de soleil, appareils photo, produits cosmétiques, vêtements, ordinateurs, alcools, parfums, chaussures etc. Leurs techniques préférées? Le pull aux manches nouées aux extrémités pour y glisser des marchandises et le sac doublé d’aluminium qui évite de déclencher les alarmes. Parfois, la commande du receleur est précise : il veut tel alcool ou tel parfum.
Certes, les « pions » se font régulièrement prendre, comme en témoignent leurs casiers judiciaires émaillés de petites condamnations. La sévérité accrue de la justice française vis-à-vis des cambrioleurs les inquiète, d’ailleurs: « Avant, on était tout de suite relâché, ou bien la peine de prison ne dépassait pas deux mois, alors que maintenant, elle peut aller jusqu’à un an », se lamente l’un d’entre eux, écouté par les enquêteurs. Aux fric-frac, ils préfèrent désormais les vols à l’étalage, moins lourdement punis. « Le système est fondé sur une délinquance sérielle peu spectaculaire qui leur permet de rester sous les radars, mais qui rapporte beaucoup », analyse un gendarme.
Un considérable trésor de guerre
Derrière les barreaux, ils peuvent compter sur la solidarité des « frères »: l' »obschak », la caisse commune alimentée par un prélèvement de 20% sur le produit des vols, assure le soutien aux détenus, finance la logistique de l’organisation, rémunère les cadres voire, dit-on, quelques politiciens géorgiens. « Amassé dans toutes les villes où les Vory v zakone sont implantés, ce considérable trésor de guerre remonte jusqu’aux patrons de la confrérie », précise un enquêteur.
La vie des responsables régionaux, les « smotryachi », n’est pas un long fleuve tranquille. A Strasbourg, le Géorgien Zurab Papuashvili, alias « Bututa », 59 ans, le responsable local, a des semaines chargées. Il jongle entre une cinquantaine de voleurs à superviser, les détenus à assister et l' »obschak » à collecter et gérer, les comptes à rendre à son chef, le Vor Bidzina Bakuridze. A « Bututa » d’arbitrer les conflits, aussi. Quitte à faire appel aux « grands frères » ou « frères aînés », les Vors, en cas de difficulté. Il s’y résigne quand une querelle menace de dégénérer entre deux voleurs, Otar et Irakli, qui se disputent une montre à 18 000 euros. L’affaire est jugée suffisamment sérieuse pour que Zaza Elikashvili, 44 ans, un Vor installé à La Rochelle, participe à la réunion d’arbitrage convoquée à Strasbourg le 28 juillet 2014. Deux voitures se relaient pour convoyer l’illustre visiteur de la Charente-Maritime jusqu’à l’Alsace. Irakli, jugé coupable, s’en tire avec une bonne raclée infligée par ses compères « gannabi » (voleurs).
Les honneurs rendus aux Vors
Pendant son séjour strasbourgeois, Zaza est traité avec les honneurs dus à son rang. Ses hôtes se mettent en quatre pour lui fournir hébergement, nourriture, tabac et même drogue. Ils lui offrent également bijoux, parfums et vêtements pour sa femme et sa fille. A l’occasion du baptême de son fils, ses troupes sont priées de rafler autant de bouteilles d’alcool que possible et de fournir la viande pour les 150 invités, dont six Vors. Signe de son rang élevé dans la hiérarchie des Voleurs, Zaza reçoit des virements d’argent en provenance d’Allemagne, du Portugal, d’Italie, d’Espagne et même du Canada.
Son collègue Georgyi Elerdzhiya, qui vit en Grèce, se fait expédier des stupéfiants et des espèces par ses subordonnés strasbourgeois. A la fin de mars 2015, il s’installe avec sa famille dans la capitale alsacienne, où il souhaite se faire soigner. « Bututa » et ses « chestiorki » se décarcassent alors pour lui rendre la vie plus douce. Ils lui dénichent un logement, le meublent et poussent même la prévenance jusqu’à remplir le frigo. Mais Nana, la femme de « Gia », n’est pas satisfaite. « Gia dit qu’il faut, ou bien changer l’appartement, ou arranger celui-là, parce que ça ne plaît pas à Nana », râle un voleur. Comme leurs subordonnés, les Vors respectent scrupuleusement la tradition d’entraide de leur confrérie. Lorsque Zaza se sent menacé par un ex comparse, « Kakha » Shushanashvili lui fournit des hommes de mains. Quand « Khaka » est incarcéré, Zaza organise une collecte de fonds et fait parvenir de l’argent à son épouse.
Nier, ne rien lâcher
Face aux policiers et aux gendarmes, les Voleurs dans la loi s’expriment uniquement en géorgien et n’hésitent pas à menacer les interprètes. Ils nient tout. Ne lâchent rien et ont réponse à tout. Les tatouages arborés par certains? Des fantaisies sans signification particulière. La déférence témoignée par les « pions » aux Vors? Le respect dû aux anciens. Les cadeaux et les transferts d’argent? La solidarité entre membres de la communauté géorgienne. La mafia des Vory v Zakone? Un « mythe », un « fantasme ». « Ils ont compris qu’ils risquaient gros en avouant faire partie de ce gang », souligne une source proche de l’enquête. Kakhaber Shushanashvili, lui, ne nie pas son appartenance à la confrérie, selon son avocat, Silvio Rossi-Arnaud. « C’est une communauté d’hommes, avec les symboles et l’organisation qui lui sont propres, soutient-il. Rien ne prouve qu’il s’agit d’une organisation criminelle. » Il devra en convaincre les juges de Nancy…