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Non, la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas ouvert la voie à l’application de la charia

Posted On 29 Déc 2018
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Après la publication d’une tribune dans le FigaroVox, des personnalités d’extrême droite et de la droite nationaliste dénoncent un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme sur une affaire de succession en Grèce. Nous avons interrogé un juriste pour y voir clair.

Les juges de la Grande chambre de la Cour européenne des droits de l\'homme, à Strasbourg, le 22 novembre 2017. 
Les juges de la Grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme, à Strasbourg, le 22 novembre 2017.  (FREDERICK FLORIN / AFP)

C’est un arrêt rendu mercredi 19 décembre par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) dans une relative indifférence. Le jour même, l’agence Reuters s’en fait écho (« La charia n’avait pas lieu de s’appliquer en Grèce, dit la CEDH »), de même que La Croix (« La CEDH juge que la charia n’a pas sa place en Grèce »). Le lendemain, l’Agence France presse envoie également sa dépêche à ce sujet : « La CEDH condamne la Grèce pour avoir appliqué la charia lors d’un litige successoral » ; puis elle l’actualise : « Charia : Athènes se défend après une condamnation de la CEDH ».

De quelle affaire s’agit-il ? La CEDH a condamné la Grèce pour avoir fait appliquer le droit sacré musulman, la charia, à un litige successoral, contre la volonté de la personne décédée qui avait rédigé un testament de droit grec. La Cour estime que cette application de la charia en matière de droit civil pour la minorité musulmane de Thrace (dans le nord-est de la Grèce) est discriminatoire.

Dans cette affaire, un Grec musulman habitant en Thrace avait légué par un testament tous ses biens à son épouse, lors de son décès en 2008. Mais les deux sœurs du défunt avaient contesté devant les tribunaux le document, établi conformément au Code civil grec, en invoquant les droits culturels et religieux garantis aux musulmans de Thrace par les traités de Sèvres en 1920 et de Lausanne en 1923. Conséquence : après un long combat judiciaire, la veuve a perdu les trois quarts de l’héritage au profit des sœurs de son défunt mari.

Une tribune du FigaroVox met le feu aux poudres

Pour se défendre, le gouvernement grec avait expliqué que cette particularité juridique de l’application de la charia pour ses ressortissants musulmans avait pour but de « protéger la minorité musulmane de Thrace ». Mais l’instance suprême de la CEDH a estimé que « le fait de refuser aux membres d’une minorité religieuse le droit d’opter volontairement pour le droit commun et d’en jouir (…) aboutit à un traitement discriminatoire. » L’arrêt (lire ici) cite notamment l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme : « La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (…) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur (…) la religion (…) ou toute autre situation. »

La CEDH s’est donc prononcée contre l’application d’un régime dérogatoire du droit commun sans le consentement des personnes concernées. D’ailleurs, une loi abolissant le recours obligatoire à la charia pour le règlement des affaires familiales de la minorité musulmane est entrée en vigueur le 15 janvier en Grèce. Le recours au mufti, un religieux qui interprète la loi islamique, ne devient possible que lorsque toutes les parties l’acceptent.

L’affaire aurait pu ne pas franchir les frontières de la Grèce. Mais elle est arrivée en France via une tribune publiée par le FigaroVox le 26 décembre, qui a mis le feu aux poudres : « Jusqu’au 18 décembre, la Cour européenne des droits de l’homme estimait que la charia est, dans son principe même, incompatible avec les valeurs de la démocratie et des droits de l’homme. Tel n’est plus le cas aujourd’hui », regrette Grégor Puppinck, juriste et directeur du European Center for Law and Justice, un lobby conservateur et catholique présent à Bruxelles, comme le notait Le Monde en 2013. Selon Grégor Puppinck, l’arrêt de la CEDH « pourrait ouvrir la porte à une application de la charia en marge du droit commun. »

« Il y a un fond anti-islam derrière tout ça »

Nicolas Dupont-Aignan, Marine Le Pen… Cette tribune est abondamment relayée sur les réseaux sociaux. « Pour Grégor Puppinck, la CEDH aurait dû dire ‘la charia, c’est mal’, il y a un fond anti-islam derrière tout ça », explique à franceinfo Nicolas Hervieu, juriste et spécialiste de la CEDH. « Mais l’affaire ne concernait que l’application de règles religieuses dans le seul domaine successoral, pour des raisons historiques, en Grèce… » rappelle le juriste.

« La CEDH dit qu’il est hors de question d’appliquer la loi religieuse, ou une autre règle, si les personnes n’y consentent pas », analyse Nicolas Hervieu. Par ailleurs, « même si les personnes en question avaient volontairement accepté l’application de la charia en matière de succession, la Cour aurait facilement pu s’y opposer, estime le juriste, car l’application de cette loi religieuse à la place du droit civil crée une situation foncièrement discriminatoire à l’égard des femmes. »

Dans son arrêt, la CEDH précise en effet : « Les convictions religieuses d’une personne ne peuvent valablement valoir renonciation à certains droits si pareille renonciation se heurte à un intérêt public important. »  Derrière l’intérêt public important, il y a les « droits et libertés essentiels de la Convention européenne des droits de l’homme et plus particulièrement la non-discrimination, notamment envers les femmes », précise Nicolas Hervieu.

Le juriste estime donc que cet arrêt de la CEDH n’est en rien une porte ouverte à l’application de la charia en Europe. Il déplore que la fausse information se soit diffusée comme une « traînée de poudre », « d’autant plus qu’elle est largement plus diffusée que les analyses contraires. »

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